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Thunderball (1961) - Ian Fleming

"C'était un de ces jours où il semblait à James Bond que la vie, comme on l'a prétendu, n'est faite que de sets gagnés six quatre.
Pour commencer, il avait honte de lui - ce qui était rare. Il avait une gueule de bois carabinée, avec maux de tête et articulations ankylosées. Quand il toussait - si l'on boit trop, on fume trop, et cela ne fait qu'aggraver votre gueule de bois - une nuée de petits points noirs voltigeaient devant ses yeux comme des infusoires dans une mare. Le premier verre qui dépasse votre ration se signale immanquablement à votre attention. Le dernier whisky, absorbé dans ce luxueux appartement de Park Lane, ne se différenciait pas des dix premiers, mais, bu à contrecœur, il avait laissé un goût amer et une affreuse sensation d'écoeurement. Malgré cet avertissement, Bond avait accepté de jouer un dernier robre. Cinq livres les cent points, comme c'est la dernière manche ? Il avait marché. Et il avait joué comme un idiot. Il voyait encore la dame de pique, avec ce stupide sourire de Joconde sur sa large figure, coiffant triomphalement son valet - cette dame qui, comme le lui avait fait remarquer son partenaire avec aigreur, ne devait en aucun cas être rendue maîtresse pour Sud, et qui avait transformé un grand chelem contré - dans l'ivresse - en quatre cent points de mieux pour l"adversaire. Pour finir, le robre était allé à deux mille points, d'où une perte de cent livres - pas mal d'argent".

Au début de Thunderball, James Bond est dans un état plutôt déplorable. Ian Fleming l'avait déjà décrit au bord de la dépression mais cette fois, il semble avoir voulu faire franchir à son héros une étape supplémentaire. Le rapport du médecin que lit M est accablant : "Malgré plusieurs avertissements, il avoue fumer soixante cigarettes par jour. Et il s'agit d'un mélange oriental plus chargé en nicotine que les tabacs ordinaires. Quand il n'est pas en mission fatigante, sa consommation journalière est d'environ un demi-bouteille d'alcool à soixante ou soixante-dix degrés. A l'examen, apparaissent certains symptômes avant-coureurs inquiétants. La langue est chargée. La tension atteint 16/9. Le foie n'est pas palpable. Par ailleurs, quand on insiste, cet agent reconnaît qu'il souffre de fréquentes douleurs dans la région de la nuque. On observe un spasme des muscles du trapèze et l'on sent à l'examen des nodosités annonçant un état rhumatisal".

Ainsi, l'avenir de James Bond en service actif est compromis. M l'envoie donc pour une cure de deux semaines à Shrublands, une clinique dans le Sussex. Quand on sait que 007 est pour Ian Fleming une projection fantasmée de lui-même, on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a là une forme de masochisme. De plus, ce rapport médical pourrait très bien être celui de Ian Fleming lui-même. En effet, bon vivant et gros fumeur, il a commencé à souffrir de problèmes cardiaques dès 1961, l'année de parution de Thunderball dont il est question ici. Cependant, malgré les alertes, il continuera à maintenir un rythme de vie en inadéquation avec sa santé qui ne cessera alors de décliner jusqu'à ce 12 août 1964 où il meurt prématurément à l'âge de 56 ans à la suite d'une attaque cardiaque.

Dans les romans précédents, James Bond affrontait directement ou indirectement l'URSS et le SMERSH, une branche du KGB spécialisée dans l'assassinat ayant dans la réalité existé jusqu'en 1946. Avec Thunderball, un nouvel ennemi fait son apparition, l'organisation criminelle S.P.E.C.T.R.E, un acronyme signifiant Service pour l'espionnage, le contre-espionnage, le terrorisme, la rétorsion et l'extorsion. Dirigé par Ernst Stavro Blofeld, son siège se situe à Paris, au 136 bis du Boulevard Haussmann, "une voie longue et triste, mais peut-être l'une des plus sérieuses du tout Paris". Derrière l'organisation F.I.R.C.O (Fraternité Internationale de la Résistance Contre l'Oppression) dont l'objectif est de faire survivre "l'esprit qui régnait pendant la guerre dans les groupes de Résistance" se cache en réalité le S.P.E.C.T.R.E. D'ailleurs, la façon dont l'écrivain procède pour le présenter - une voie, une entrée, des personnes réunies - rappelle celle qu'il avait employée dans From Russia with love pour le SMERSH.

Pour une première entrée en matière, le S.P.E.C.T.R.E fait fort puisque ce sont deux bombes nucléaires que ses membres ont réussi à voler en détournant l'avion de l'OTAN les transportant. A Shrublands, ce que James Bond ne sait pas, c'est que le Comte Lippe qu'il prend pour un membre de l'organisation criminelle Tong et avec qui il a quelques heurts a été envoyé à la clinique pour s'occuper de Giuseppe Petacchi, le pilote de la Force aérienne italienne chargé de détourner l'avion militaire. Le S.P.E.C.T.R.E exige 100 millions de livres sterling et en cas de non paiement, il fait exploser les bombes dans deux villes de l'Ouest. Sur une intuition de M, James Bond se rend aux Bahamas où il retrouve son ami américain Felix Leiter qui, malgré le fait qu'il ait quitté la CIA, a été mobilisé sur l'affaire : "Mobilisé. Bel et bien mobilisé. A croire qu'il allait y avoir la guerre. Tu vois, James, dès l'instant où tu as travaillé pour la CIA, tu es immédiatement versé dans la réserve au moment où tu quittes le service". Ce qui est surprenant, c'est la vigueur avec laquelle il intervient dans certaines séquences, surtout celles de plongées sous-marines et les violents combats qui y sont décrits. En effet, depuis Live and let die, il est censé avoir perdu une partie d'un bras et une jambe. S'il est bien fait mention à plusieurs reprises du crochet qui remplace la main et l'avant bras de son membre supérieur, Ian Fleming ignore complètement sa jambe manquante. C'est assez surprenant de la part de l'auteur qui s'efforce d'entretenir de la cohérence entre ses romans.

La force de Ian Fleming est une nouvelle fois de réussir à embarquer le lecteur dans une histoire extravagante (le vol de deux bombes nucléaires, ce n'est quand même pas un événement anodin) et de la rendre crédible grâce à son talent de narrateur et à sa manière de décrire les lieux où réalité et fiction se confondent et se mélangent pour rendre l'ensemble palpitant. Thunderball allie espionnage et aventures sans temps mort et entretient le suspense jusqu'au dernier chapitre. Ayant donné l'occasion à S.P.E.C.T.R.E de frapper du feu nucléaire, Ian Fleming est parfaitement conscient de la dimension infernale (au sens de "qui appartient à l'enfer") qu'il attribue à cette organisation. La description qui suit de l'équipe maritime chargée de la récupération des bombes est on ne peut plus significative : "Le silence régnait dans la vaste cabine, rompu seulement par le grondement sourd des moteurs et le tintement d'un verre sur l'étagère. Les volets de tempête avaient été fermés par mesure de précaution, et il n'y avait comme lumière que celle d'un feu de position suspendu au plafond. Cette faible lueur rouge n'éclairait que le visage des vingt hommes assis autour de la table. En voyant ces figures rouges aux ombres noires déformées par le balancement de la lanterne, on aurait pu croire à une conspiration aux enfers".

A l'origine, Thunderball est un scénario pour le cinéma écrit par Ian Fleming, Kevin McClory et Jack Whittingham mais le projet fût abandonné et Ian Fleming le transforma en roman. Kevin McClory fît un procès à l'écrivain pour avoir utilisé des éléments qu'il estimait avoir créé. Ian Fleming perdit le procès. S'il garda les droits littéraires du personnage de James Bond (ce qui semble quand même la moindre des choses), Kevin McClory en acquit les droits pour le cinéma. C'est pour cette raison que Harry Saltzman et Albert R. Broccoli qui possédaient avec leur société EON les droits d'adaptation des œuvres littéraires durent s'associer avec lui lorsqu'il fut question d'adapter le roman. McClory est également devenu le propriétaire du S.P.E.C.T.R.E, de Blofeld et de quelques éléments du roman. C'est pour cette raison que le S.P.E.C.T.R.E disparut des films même si son chef apparaît dans le prégénérique de For your eyes only... sans être nommément cité.

Comme pour les précédents ouvrages de l'auteur, il existe deux traductions françaises de Thunderball. Alors que jusque là, chacune correspondait à des éditeurs différents, cette fois, elles sont toutes deux parues chez PLON. La première, de 1962, est de Françoise Thirion (déjà traductrice de Live and let die et Doctor No) pour la collection "Nuit blanche" et la seconde datant de 1964 est due à André Gilliard (qui avait traduit Casino Royale et From Russia with love). La version que j'ai lue est celle de André Gilliard mais je serais assez curieux de lire celle de Françoise Thirion. En effet, on peut supposer que son travail soit nettement plus rigoureux que les premières traductions dont ont fait l'objet certains Fleming aux Presses Internationales. D'ailleurs, les versions de la traductrice de Live and let die et Doctor No sont celles qui ont été rééditées par la suite.

Thunderball le film est la quatrième adaptation d'un James Bond au cinéma. Sorti en 1965, il était mon préféré. Premier film de la série réalisé en 2:35 Panavision, Terence Young en a fait un film tendu où aujourd'hui encore sa violence peut surprendre. Les meurtres s'enchaînent, les personnages font preuve de sadisme et l'affrontement sous-marin final entre les hommes du S.P.E.C.T.R.E et l'armée est une saisissante succession de harponnages et d'éventrations. De plus, Sean Connery n'avait jamais été aussi impeccable dans le rôle et ne le sera plus autant par la suite. Si j'écris "était mon préféré", c'est simplement parce que Skyfall, sorti fin octobre, m'est apparu comme désormais le meilleur.

En raison des complications juridiques évoquées plus haut, Kevin McClory put produire une autre adaptation de Thunderball en dehors de ceux réalisés par EON. Ainsi, Never say never again, mis en scène par Irvin Kershner avec Sean Connery qui revenait jouer James Bond, est sorti en 1983, la même année que Octopussy avec Roger Moore. S'il reprend les grandes lignes de base du roman en modernisant le contexte et malgré quelques éléments intéressants, Never say never again est loin d'égaler le film de 1965. Il s'agit d'un film d'aventures décontracté typique des années 80 où Sean Connery marche sur les pas de Roger Moore en terme d'humour.

Il est intéressant de noter que ni Thunderball ni Never say never again n'envoient James Bond en clinique de remise en forme pour les raisons que donnent Ian Fleming dans son roman. Dans le premier, James Bond est envoyé en clinique de remise en forme à la suite d'une blessure survenue au cours d'un combat au corps à corps musclé et dans le second, c'est pour avoir échoué à une mission d'entraînement en raison d'un train de vie de bon vivant épanoui. Même si ces dernières années Daniel Craig a changé un peu la donne, au cinéma, James Bond ne peut pas être dépressif.

Commentaires

  1. Et voilà, comme d'habitude, un parfait résumé, une excellente présentation panoramique et synoptique à la fois. Bravo.
    Opération Tonnerre ouvre la voie à un cycle de romans qu'on a coutume d'appeler "la trilogie Blofeld" (Opération Tonnerre, Au service secret de Sa Majesté, On ne vit que deux fois), mais qui, en réalité, comprend Motel 007 comme une incidente, en quelque sorte, et enchaîne enfin sur L'Homme au pistolet d'or. Soit cinq livres. Non une trilogie, mais une pentalogie. Et ce cycle va nous amener jusqu'à la mort de Fleming. Si bien qu'on peut dire qu'Opération Tonnerre ouvre la porte d'un mouvement ultime dans l’œuvre du romancier. Bien entendu, lui-même ne pouvait le savoir. Cela n'a pas été préconçu, c'est une constatation que je fais a posteriori. Il y aura ensuite Meilleurs vœux de la Jamaïque, regroupement de nouvelles, paru de façon posthume.

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    1. Merci Jacques,

      Très bien vu, effectivement, Opération tonnerre est le début d'un cycle où chaque roman vont être liés entre eux, même L'homme au pistolet d'or car il fait suite à la conclusion de On ne vit que deux fois.

      Un cycle qui mène à la mort de Fleming comme vous dites...

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